Confinement – lectures et quotidien

Confinement – lectures et quotidien

Ouvipo, mars 2020

En ces temps de confinement, l’ouverture à d’autres espaces est une chose précieuse.

L’un de nos Telemillevachiens est parti à Bruxelles retrouver ses proches. Il nous invite, comme actuellement beaucoup d’autres sur la toile, à découvrir quelques bouts de son intimité. Celle-ci passe par quelques détails de la vie dans sa colocation, mais également par les lectures de textes qu’il souhaite partager.

Au sommaire

Confinement – Les fenêtres02'05''

Premier opus d'une série à durée indéterminée avec Charles Baudelaire et son poème en prose « Les fenêtres », tiré des Petits poèmes en prose, appelé aussi Le Spleen du Paris.

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Confinement – La peste02'35''

Deuxième opus d'une série à durée indéterminée avec Albert Camus et un passage de son roman La peste.

Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois. À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.

Confinement – Histoire des animaux02'20''

Troisième opus d’une série à durée indéterminée avec Aristote et des extraits pachydermiques de son Histoire des animaux, traduit par Jules Barthélémy-Saint-Hilaire.

La partie du visage qui sert de passage à l'air, c'est le nez ; c'est par le nez qu'on aspire et qu'on expire. C'est aussi par le nez que se fait l'éternuement, qui est l'expulsion de l'air accumulé ; et c'est le seul parmi les vents de notre corps d'où on a tiré des présages sacrés.
(...)
C'est aussi cet organe qui a le sens de l'odorat, et l'odorat n'est que la perception de l'odeur. Le nez peut se mouvoir ; et il n'est pas immobile, comme l'est particulièrement l'oreille. Une des parties du nez est un diaphragme, qui est un cartilage ; l'autre partie est un conduit qui est vide ; car le nez a deux divisions. Dans l'éléphant, le nez est long et très fort ; et il s'en sert comme d'une main. Il attire par cette sorte de main la nourriture liquide ou sèche dont il a besoin ; il la saisit et il la porte à sa bouche. Il est le seul des animaux à avoir cette conformation.
(...)
L'éléphant mange en un seul repas jusqu'à neuf médimnes macédoniens; mais une si grande quantité de nourriture n'est pas sans danger. En général, six ou sept médimnes au plus lui suffisent ; cinq, si c'est de la farine. Il leur faut cinq Maris de vin ; et le Maris contient six cotyles. On a constaté qu'un éléphant avait bu en une fois jusqu'à quatorze mesures macédoniennes d'eau ; et le soir, il en put boire encore huit autres.

Si beaucoup de chameaux vivent environ trente ans, et quelques-uns même bien davantage, puisqu'il y eu a qui vont à cent ans, l'éléphant vit deux cents ans, à ce qu'on assure ; et il va même jusqu'à trois cents, dit-on encore.

Confinement – Ulysse00'52''

Quatrième opus d'une série à durée indéterminée avec Benjamin Fondane et un passage de son poème Ulysse.

Voici le monde -
si je pouvais le déchirer
si je pouvais me déchirer
moi-même sur le monde
debout et sanglotant
- sanglot le monde !
Si petit, si petit et si plein
si plein, si plein et si petit
si petit à vouloir sangloter
si plein à pouvoir tout étreindre
un fleuve monte en moi, il monte
je ne peux pas l'arrêter de mes mains
je ne peux pas l'empêcher de mon corps
- il passe à travers moi - il monte -
IL MONTE...

Confinement – Croire aux fauves05'58''

Cinquième opus d'une série à durée indéterminée avec Nastassja Martin et un passage de son ouvrage Croire aux fauves.

Je suis docteur en anthropologie, consacrée sur les bancs de l'institution. J'ai un compagnon qui vit au fil des crêtes. Un chez-moi accroché à la montagne. Un livre en préparation. Tout va apparemment bien. Pourtant quelque chose taraude, grignote le fond du ventre, la tête brûle aussi, j'ai une sensation de fin de moi, de fin de cycle aussi peut-être. Le sens s'étiole, j'ai l'impression de vivre de l'intérieur ce que j'ai décrit chez les Gwich'in en Alaska : je ne me reconnais plus. C'est une sensation horrible, parce qu'il m'arrive précisément ce que j'ai cru observer chez ceux que j'étudiais. Mes formes usuelles s'effritent. Mon écriture s'enlise, je n'ai plus rien d'intéressant à dire, plus rien qui vaille la peine. Mon amour achève de se dissoudre, malgré les mots malgré les cimes leur exigence et leur indifférence. je m'épuise dans d'inutiles circonvolutions mentales, je compense par des exploits physiques, mais il n'y a rien à faire, je sombre.

Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l'accélération du désastre me pétrifie ? Que j'ai l'impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes ! Oui, et là où ça devient grave, c'est que même la montagne s'effondre. Faute de cohésion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité. Et les amis s'écrasent au pied des parois. Suis-je en train de filer une mauvaise métaphore d'alpiniste ? Je ne crois pas. Je ne peux pas la circonscrire exactement, mais j'ai une certitude : quelque chose résonne en moi, quelque chose qui fait mal et qui désoriente.

Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c'est que mon problème n'appartient pas qu'à moi. Que la mélancolie qui s'exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu'il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d'autres. J'ai rejoint les Évènes d'Icha et j'ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d'une recherche comparative. J'ai compris une chose : le monde s'effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu'il y a à Tvaïan, c'est qu'on vit consciemment dans ses ruines.

Confinement – Au pays de la magie01'12''

Sixième opus d'une série à durée indéterminée avec Henri Michaux et un passage de son recueil Au pays de la magie.

On voit la cage, on entent voleter. On perçoit le bruit indiscutable du bec s'aiguisant contre les barreaux. Mais d'oiseaux, point.
C'est dans une de ces cages vides que j'entendis la plus intense criaillerie de perruches de ma vie. On n'en voyait, bien entendu, aucune.
Mais quel bruit ! Comme si dans cette cage s'en étaient trouvé trois, quatre douzaines :
"Est-ce qu'elles ne sont pas à l'étroit dans cette petite cage ?" demandai-je machinalement, mais ajoutant à ma question, à mesure que je me l'entendais prononcer, une nuance moqueuse.
"Si..., me répondit son Maître fermement, c'est pourquoi elles jacassent tellement. Elles voudraient plus de place."

Confinement – Le Mur invisible04'12''

Septième opus d'une série à durée indéterminée avec Marlen Haushofer et un passage de son roman Le Mur invisible.

Je pressai le pas et envoyai Lynx en avant. Il partit en aboyant joyeusement. Je n'avais pas pensé à mettre mes chaussures de montagne, et je trébuchai maladroitement sur les cailloux pointus.
Quand j'atteignis enfin l'entrée de la gorge, j'entendis Lynx hurler de douleur et de terreur. Je contournai un tas de bois qui m'empêchait de le voir et je le trouvai assis en train de gémir. Des gouttes de salive rouge tombaient de sa gueule. Je me penchai sur lui pour le caresser. Il se serra contre moi en poussant des cris plaintifs. Sans doute s'était-il mordu la langue ou bien cogné une dent. Mais quand je l'encourageai à repartir, il mit sa queue entre ses pattes, se plaça devant moi et de tout son corps me força à reculer.
Je ne voyais pas ce qui pouvait lui faire si peur. A cet endroit, la route débouchait de la gorge et à perte de vue s'étendait, vide et paisible sous le soleil matinal. Agacée, je repoussai le chien et continuer à avancer seule. Heureusement que son manège avait ralenti ma marche car quelques pas après, je me cognai durement la tête et reculai chancelant. Aussitôt, Lynx se remit à pousser des gémissements  et à se presser contre mes jambes. Interdite, j'allongeai la main et je sentis quelque chose de froid et de lisse : une résistance lisse et froide à un endroit où il ne pouvait y avoir rien d'autre que de l'air. Je recommençai en hésitant encore une fois, et à nouveau ma main se posa sur la vitre d'une fenêtre. A ce moment, j'entendais frapper bruyamment et je regardai autour de moi avant de comprendre que c'étaient mes propres battements de cœur qui retentissaient à mes oreilles. Mon cœur avait eu peur avant que je le sache.
Je m'assis au bord de la route sur un tronc d'arbre et j'essayai de réfléchir. Je n'y parvins pas. C'était comme si toute pensée m'avait subitement abandonnée. Lynx s'avança vers moi en rampant et sa salive sanglante se mit à tomber goutte à goutte sur mon manteau. Je le caressai jusqu'à ce qu'il se calme et nous restâmes là tous les deux, les yeux sur la route qui s'étendait tranquille et lumineuse sous la lumière du matin.
Je me relevai trois fois pour vérifier qu'à trois mètres de moi existait vraiment quelque chose d'invisible, de lisse et de froid, qui m’empêchait de continuer mon chemin. Je me dis qu'il devait s'agir d'une illusion des sens, mais je savais bien qu'il n’en était rien. N'importe quoi d'un peu aberrant m'aurait paru plus facile à accepter que cette terrible chose invisible. Pourtant la gueule de Lynx continuait à saigner et la bosse de mon front commençait à me faire mal.

Confinement – Émanciper le travail01'49''

Huitième opus d'une série à durée indéterminée avec Bernard Friot et un passage de son essai Émanciper le travail.

Examinons l’usage du mot « travail ». Il y a derrière ce mot deux dimensions très différentes qu’il ne faut pas confondre. Une première dimension, c’est le fait d’être actif, de produire des biens ou des services : je fais du café et reçois un ami, je conduis des enfants à l’école, je vends des voitures, je couvre un toit. C’est le travail au sens de travail concret, qui réalise quelque chose qui va servir.
(...)
Mais lorsque quelqu’un de très actif dit : « Je cherche du travail », on voit bien que le mot « travail » a une seconde dimension : des parents qui conduisent leurs enfants à l’école ne travaillent pas, mais ils travaillent s’ils le font en tant qu’assistants maternels. Couvrir un toit comme bénévole d’une association de restauration de patrimoine, ça n’est pas travailler, mais ça l’est si c’est comme salarié d’une entreprise de bâtiment. Ici, le mot « travail » prend un sens qui ne renvoie plus au caractère concret de ce que l’on fait, mais aux rapports sociaux, et même à la violence dans les rapports sociaux qui fait que quelqu’un qui est pourtant en train de faire quelque chose d’utile cherche un travail. Comme s’il n’était pas complètement intégré (…). Dans cette seconde acception, le travail désigne toute activité dont le résultat bénéficie d’une reconnaissance sociale qui lui donne valeur économique.

Confinement – Sympoïèse02'57''

Neuvième opus d'une série à durée indéterminée avec Donna Haraway et des extraits de son article Sympoïèse, SF, embrouilles interspécifiques.

La question de notre époque est la suivante : comment pouvons-nous penser dans des temps d'urgence sans les mythes complaisants et auto-réalisateurs d'apocalypse, alors que chaque fibre de notre être est entrelacé à, complice de, la toile des processus qui doivent, d'une manière ou d'une autre, être reconfigurés ?
(…)
Pour ma part, je veux faire des histoires. Avec tous les descendants infidèles des dieux célestes, avec mes compagnons de litière qui se vautrent dans de riches embrouilles inter-espèces, je veux fabriquer une agitation critique et joyeuse. Je ne résoudrai pas le problème mais penserai avec lui, me laisserai troubler par lui. La seule façon que je connaisse pour le faire est d'en appeler à la joie créatrice, à la terreur et à la pensée collective.

Fiche technique

Titre : Confinement – lectures et quotidien
Durée :
Date de production : mars 2020
Format : HD 1080
Production et distribution : Télé Millevaches
Réalisation : Télé Millevaches
Droits : Attribution - Pas d’utilisation commerciale - Partage dans les mêmes conditions 3.0 France (CC BY-NC-SA 3.0 FR)
Rushes conservés : oui
Photos du tournage : non
[wpfid]

1 réponse

  1. Tres bon ! L’intérieur d’abord ! Voir l’invisible !
    Merci
    Gilles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *